4 fins

Les Quatre Fins et quatre minutes finales de
THE GRAPES OF WRATH/LES RAISINS DE LA COLERE de John Ford

L'impression de la fin d'un film est parfois subjective et le spectateur peut après une revision trop éloignée de la première vision s'étonner qu'il ne revoie pas la fin dont il se souvenait à l'endroit où il l'attendait (ni la scène qu'il avait imaginée, ni les mots qu'il avait entendus et qu'il croyait dur comme fer, avoir été prononcés).

De plus, dans LES RAISINS DE LA COLERE, pour mieux embrouiller la mémoire, il y a quatre possibilités de fin disposées sur la fourchette des quatre (quasi cinq) dernières minutes du film, qui peuvent servir à une lacune de mémoire. Chacune représente bien sûr la préférence du spectateur donc son caractère, sa tendance philosophique, sa conscience politique.

A lire Joseph McBride (1), il faut croire à la réelle collaboration avec estime mutuelle entre Ford et Darryl F. Zanuck: J.F. acceptant volontiers les observations de modification de D.Z. (2). Ces bouleversements mutuels reflètent semble-t'il cette palette de fins subjectives et pour une seule, technique: le dernier plan avant les mots "THE END").

Description (minutages relatifs):

1ère fin [2h3'50]:
Note infinie de tristesse: Ma Joad et son fils Tom (Jane Darwell et Henry Fonda) font leurs adieux, Tom doit fuir après avoir tué un homme, Ma Joad reste seule dans la nuit assise au bord de la piste de danse:
2ème fin [2h4']:
Plan consécutif: note de tragédie et d'espérance, Tom Joad fuit dans la nuit pour échapper à la justice officielle et lutter pour la justice sociale:
Tel ou tel peut attacher une certaine convention esthétique à ce plan, qui est le plan final désiré au départ par J.F. (cf McBride).
3ème fin [de 2h6' à 2h8'10]:
L'adresse de Ma Joad vers son fils et son mari (Russell Simpson et O.Z. Whitehead), dans la cabine du camion, qui sera sûrement ce qui vaudra l'oscar à Jane Darwell:
Il s'agit plus de quatre réactions aux paroles brèves des fils et surtout mari (avec pour Ma Joad un temps de parole bien plus important).
Cette seule séquence de 2 minutes et 10 secondes peut souvent être exaltée et donc réduite à ce qui serait sa seule phrase de conclusion épique "Nous sommes le peuple... qui résistons...", et qui se situe en fin de séquence.
Cette phrase pourrait à son tour rester en mémoire comme étant le thème principal de conclusion du film.
Cependant, la tentation est grande de découper la séquence de la cabine du camion en quatre, non par vice (quoique), mais aussi par le fait des quatre thèmes qui la composent: la lucidité, le courage, la balance du masculin et du féminin, enfin la force du peuple mentionnée ("Nous sommes le peuple"), quatre thèmes suscités par la réaction à ce que Ma Joad entend).
Ceci dit l'exaltation populaire "Nous sommes le peuple" semble être le fameux point d'orgue de la séquence, et la conclusion la plus renommée du film, comme il est certain qu'elle est un pur apport de D.Z. (McBride)...
Retrouvons les quatre réactions aux paroles des hommes, les thèmes que Ma Joad tient à illustrer dans la cabine du camion:
  1. lucidité: en réaction à l'enthousiasme des deux hommes heureux de partir vers une plantation où on leur a promis vingt jours de travail, Ma Joad oppose sa lucidité: "Peut-être. Peut-être vingt jours de travail et peut-être rien du tout";
  2. courage: en réaction à la question de son fils ("Tu as peur?") confondant lucidité et crainte, Ma Joad dit qu'elle n'a plus peur, qu'elle a été découragée par les malheurs de la famille, par l'impression que celle-ci était abandonnée de tous mais que c'est du passé: "Je n'aurai plus jamais peur!";
  3. masculin-féminin: en réaction au compliment de son mari ("Tu es celle qui nous pousse à aller de l'avant, Ma"), qu'il détaille en s'avouant saisi par la nostalgie de leur maison abandonnée, attristé et abattu par leurs malheurs, et incapable de se détacher du passé heureux, Ma Joad: "Tu sais Pa, une femme peut changer mieux qu'un homme". Elle détaille ensuite sa conception du masculin-féminin, l'homme menant sa vie par rapport aux coups qu'il prend, heureux ou malheureux (naissance, décès, acquisition d'une ferme, perte de celle-ci), s'appuyant trop sur les souvenirs de ceux-ci quand une femme voit la vie comme un fleuve qui coule, les "coups" mentionnés n'étant que des détours parfois brutaux, du fleuve, et qu'elle ne peut que se laisser porter à le suivre et aller de l'avant;
  4. optimisme: "Nous sommes le peuple": en réaction au scepticisme du mari qui redit son abattement, Ma Joad rit (surprise du mari à ce petit rire): "C'est ça qui nous rend forts (...) ils ne peuvent pas nous détruire parce que nous sommes le peuple qui allons de l'avant", alors que Dan Borzage entonne Red River Valley à l'accordéon.
Cette séquence finale dans la cabine du camion est rapportée par Joseph Mc Bride dans sa biographie de J.F. avec prudence et sans confirmation (comme un bruit qui courait çà et là dans Hollywood ("The story goes that...") en tant que concession de J.F. à D.Z., préférée au plan de la silhouette de Fonda marchant sur la colline (appelée ici "2ème fin")), J.F. acceptant le changement et engageant D.Z. à la tourner lui-même.
4ème fin [2h8'10]:
Dans une vision classique du romanesque filmique, le plan final des RAISINS, représentant en une vue générale une file de camions (transportant les Joad et leurs compagnons ramasseurs d'oranges) se déplaçant sur une route entourée par un paysage de campagne avec montagnes à l'horizon et soleil levant de petit matin, ce plan devrait privilégier dans son illustration camions et paysage hors d'autre élément intrusif.
C'est la raison pour laquelle le spectateur formé à cette vision classique pourrait ressentir une impression étrange suscitée par une grande barre verticale qui barre ce paysage au premier plan: un poteau masquant quasiment toute la silhouette du deuxième camion de la file. Dans d'autres films de Ford, cette barre serait plutôt placée en bordure.
Or, non seulement cette barre coupe en deux l'un des camions chargés de migrants cherchant du travail, mais elle barre la file entière des camions, bloquant une exaltation éventuelle de cette quête vitale, qui serait ainsi chargée d'espoir.
Pour finir ce poteau porte un écriteau avec le mot "DANGER" estompé, et des lignes illisibles qui auraient pu sinon expliciter la nature du danger. Est-ce un retour au premier thème de la quatrième fin, illustré par Ma Joad: "Peut-être. Peut-être vingt jours de travail et peut-être rien du tout".
La fin des RAISINS le film, certes moins tragique que celle du roman de Steinbeck, est-elle clairement optimiste ou mystérieusement pessimiste? Quelle fin préférerait tel ou tel spectateur? (3).
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